Textes

« L’œuvre de Chrystèle Gonçalves est celle de l’intériorité contemplative. L’essence de sa peinture réside dans l’expression de l’indicible et dans sa capacité à saisir l’absolu dans le fugitif.

Par l'exploration de ses propres perceptions et souvenirs, mis au jour sur la toile, l'artiste restitue le mouvement d’une impression vague, fugace - sorte d’éblouissement - qui réside dans la collusion du souvenir et d’une sensation du présent. Quelques grains de raisins qui se décomposent sur une table, le staccato des gouttes de pluie sur le feuillage des arbres, une odeur de mousse fraîchement ramassée en forêt, autant de passages fragmentaires qui demeurent dans l’ordinaire, inaugurants pour l’artiste ces états singuliers.

C’est chez elle, dans son atelier, que Chrystèle Gonçalves peint, sans appui ni référence. L’impression présente d’une expérience antérieure, jusqu’alors perçue comme insignifiante, induit une démarche exprimant la résurgence de la mémoire et questionne le temps comme élément fondamental d’un espace transdimensionnel.

Rencontre vivace et dynamique entre la tradition de la peinture à l’huile et l’expression sensible de sujets contemporains, ses œuvres oscillent entre paysages et natures mortes et offrent des espaces où se déploie l’ampleur d’un monde sensible. Par ses îlots de formes, nappes complexes où plusieurs temporalités s’entremêlent et se succèdent, l’artiste appréhende la malléabilité de la peinture comme moyen de saisir l’évolution d’états en perpétuelle mutation.

Fixant la prééminence temporaire des objets, Chrystèle Gonçalves entretient une confusion du fond et de la forme. Par l’effacement des contours, sa peinture exprime une distance avec la représentation et puise la vérité des choses dans la présence sensible de ce qui n’est pas visible. Sous l’apparence de l’éparpillement, d’un foisonnement de formes construit sous le mode du fragment, la force expressive de sa peinture résulte dans la valeur unifiante d’un tout, transformée en une apesanteur ressentie, symphonique, capable de réorganiser l’ensemble du paysage pictural par la projection d’une dimension cohérente, universelle et atemporelle. »

Judie Montaudon 2023, Le précis du vague


À mi-chemin entre le paysage et la nature morte, détails nés du regard porté sur ce qu’il y a de plus ordinaire, de plus anodin, un mouvement de brin d’herbe, une odeur qui ravive un souvenir, l’intensité d’un rayon de soleil, sa chaleur sur la peau, il s’agit juste de rendre visible une conscience portée sur le monde en tant que globalité.

C'est aussi la constatation que la dissonance des chants d'oiseaux n'existe pas.

La pluie frappe le pas d'une porte, entrouverte sur le chant des oiseaux, et le staccato des gouttes sur le feuillage des arbres et l'herbe du jardin dévoile un des mystères de l'univers. Tout objet, chaque évènement, unique et particulier, permet par son observation de pénétrer la nature même de l'univers et se propose comme une des multiples entrées d'une globalité harmonieuse où tout semble relié.

Encore faut-il prendre le temps d'observer. Cette mise en lumière d'une plénitude mélodieuse de la nature par l'indexation de ses sous-ensembles organiques s'inscrit comme une des préoccupations majeures de ma démarche artistique.

C.G. 2021


« (…) L’idéaliste, lorsqu’il parle des événements, les voit comme des esprits. Il ne nie pas le fait sensible, en aucun cas ; mais il ne voit pas que cela. Il ne nie pas la présence de cette table, de cette chaise, ou des murs de cette pièce, mais il regarde ces choses comme l’envers d’une tapisserie, comme l’autre extrémité, chacune étant la suite ou la fin d’un fait spirituel qui le touche de près. Cette manière de regarder les choses fait passer tout objet, dans la nature, d’une position extérieure indépendante et d’anomalie vers et dans la conscience. »

Ralph Waldo EMERSON, Essais.


Au travers de la peinture, mon travail se développe autour de notions liées au temps, à la mémoire et à la perception vers une recherche d’état de pleine conscience, de globalité.

S'il est bien une illusion - et si sa réfutation a toujours été un des éléments fondamental de ma créativité - c'est qu'il existerait un temps universel, un flux, courant unidirectionnel, à la surface duquel les évènements flotteraient et dont nous ne serions que les spectateurs impuissants et passifs.

Ma pratique artistique a toujours été centrée sur le postulat qu'il existe une multitude d'espaces temporels qui fonctionnent indépendamment les uns des autres et qui évoluent à des vitesses qui leur sont propres. Je cherche dans mes peintures à superposer et à exposer la multitude de strates qui constituent les natures temporelles d'un même évènement.

Le modus operandi est simple. D’une épiphanie découle une palette puis un format sur lequel germent des ombres et des formes qui prolifèrent de façon organique. La peinture se construit simultanément dans le temps infinitésimal, indicible déclenché par l’apparition de quelque chose de soudain et celui de sa réactivation sur la toile par strates successives, entre figuration et abstraction végétale. Certains éléments paraissent reconnaissables, d’autres zones restent ambigües.

Je parle souvent de la durée d’exécution, de la lente montée des plans sur la toile conduite par l’apparition des épiphanies et ces enchaînements de passage du passé vers le présent vers quelque chose qui forcément « sera » plus tard, tout converge à ce moment là sur la toile.

Il est possible de s’y perdre comme on le ferait en plongeant dans un immense détail.
Il est question de capture d’une vision mentale en faisant avec les manques, dans l’emprise et les contraintes du médium et du temps présent.

Quelques grains de raisin, des cerises qui se décomposent, la lumière qui les baigne, une représentation impressionniste d'un sous-bois, avec, au delà de la perception d'une simple surface, l'idée d'une multitude de processus qui constituent l'essence même des nombreux cycles de la vie et des strates temporelles qui s'y associent, font que toute ma création tend à démontrer qu'au delà de la simple représentation d'un ensemble d'objets statiques, on peut discerner une richesse d'instants, un réseau organique, un grouillement temporel qui engage le regardant dans une démarche de contemplation éternellement renouvelée, de pleine conscience.

La référence à Virginia Woolf dans ma façon de percevoir le monde fait écho à deux aspects fondamentaux de son œuvre facilement assimilables à mes recherches : sa conception particulière du temps comme catégorie de l’espace et sa faculté à rendre compte de « moments d’être », d’épiphanies comme réminiscences soudaines d’un souvenir, d’une vision, d’un sentiment souvent insignifiants au départ.

C.G

Décembre 2020


Un paysage sismographique – À propos des dessins pour la main gauche de Chrystèle Goncalves

      Le geste est souple, mais consciemment tenu. Il se répète et à la fois cherche de nouveaux espaces. Avec cette nouvelle série de dessins, Chrystèle Goncalves nous invite dans une sorte de disjonction entre absence de signes et significations personnelles. Ces formes, assez légères, qui s’élancent un peu, pour les plus denses, ne sont pas identifiables au premier coup d’œil. Toutes, très bien circonscrites, par la densité des traits qui les composent, ont leur identité propre. Isolées, elles n’auraient que peu de consistance, seraient presque difformes et difficiles à caractériser. Or, par tout un ensemble de traits, fluides, légèrement accidentés, qui vient relier ensemble ces formes inattendues mais aussi les poser quelques part, elles acquièrent une véritable présence. Elles s’inscrivent dans un paysage. Ainsi, les verrait-on quasiment posés ou inscrites sur des lignes de niveaux ou sur les aspérités d’un relief. Elles finissent même par créer ce paysage. C’est toute la force de ces dessins, de partir de peu, voire de très peu, et de rendre possible notre capacité à imaginer. L’ensemble forme une véritable composition où chacun y verra ou y trouvera ses représentations. Qui dit paysage, dit possibles formes naturelles, en l’occurrence des sapins, vrillant sous les turbulences d’une tempête. Peut-être aussi, posé à flanc de collines, un ensemble gigantesque de dolmens ou de menhirs. Comme on le disait, chacun ira de ses propres représentations. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue la technique. C’est alors parfois avec motif, et comme là, c’est sans ; autrement dit, Chrystèle Goncalves ne s’inspire pas, pour cette série, de formes pré-établies. Aussi, cela pourrait passer pour instinctif mais cela ne l’est pas car elle a en mémoire, enraciné, et sans cesse mobilisable, le souvenir de motifs ou de paysages, creuset de son inspiration. Dans la plupart de ses œuvres, Chrystèle Goncalves s’est engagée dans un rapport étroit entre paysage naturel et paysage intérieur comme si, par tout un travail lent et progressif, les deux pouvaient s’articuler ensemble, à se confondre, tels deux pièces de bois en biseau, dans une sorte de correspondance étroite. Pour elle, il ne s’agit pas de composer un paysage dont les couleurs ou les formes traduiraient un état d’esprit, à l’égale des impressionnistes ou d’un Van Gogh, mais plutôt d’aller construire des formes, des images, techniquement subtiles, et surtout, toujours à la limite de la représentation. Ce n’est pas un paysage, mais c’est tout comme. Ce n’est pas le tracé d’un sismographe, mesurant une sorte d’état intérieur, mais c’est tout comme. En soi, c’est plutôt un mixte des deux, ni trop réel, ni trop abstrait, toujours à la limite de basculer d’un côté comme de l’autre, comme chez Tal Coat ou Henri Michaux . C’est là sûrement toute la prouesse de ce travail, et, somme toute, la fascinante continuité de cette œuvre, à laquelle on peut ainsi reconnaître bien des filiations.

Franck Enjolras. Septembre 2018


A propos des peintures de Chrystèle Gonçalves.

(Marseille, septembre 2016)

[…] J’entre dans cet atelier, rue de l’Arc. Mon regard passe, furtif, avide ; et soudain, il s’arrête. Pourquoi là, sur ces toiles et pas plus loin. Je ne sais pas. Magie tout simplement de la peinture. Mais plus qu’un regard, c’est ce qui le guide et ce qu’il trouve– ses aspirations, sa manière de voir et de concevoir le monde. Et là, il n’effleure pas, il s’enfonce car il trouve peut-être ce qui l’aspire et l’inspire.

Ainsi, les peintures de Chrystèle Gonçalves. Le regard passe, dans ces toiles - au de-là ce qui lui est montré.

La représentation est ainsi dépassée dans ces oeuvres. Sublimée. Et c’est une conjonction de lumière et d’ombres – lumière de la peinture et ombres de ce qui est possible d’y projeter.

Seules quelques peintures peuvent offrir cet équilibre, à mon sens, qui n’est ni savant, ni prémédité. Il est ce pouvoir de réfléchir plus qu’une idée, ce pouvoir d’enrober, ensembles, émotions et pensées, par un jeu de touches qui donne l’impression de s’effriter, mais qui, en fait, comme la lumière de Marseille, à la fin de l’été, donne du relief, sans brusquer les choses. C’est cela que les petites toiles de Chrystelle Gonçalves nous donnent, nous offrent, une expérience, en somme, descriptible, un peu, mais difficile à définir dans le fond.

La peinture est-elle est faite pour livrer une expérience ? On se le demande. Je n’en sais rien, mais là, c’est le cas.

Petites toiles, format concis, ramassé, comme pour concentrer le regard, pour définir un spectacle qui serait prêt à mettre au plus du près du cœur, le porter avec soi. Pour la curiosité. Pour prendre soin de soi. Une peinture chaude, par une couleur qui ne l’est pas, le bleu, - un bleu transporté, non par ce qu’il est, mais par la manière de l’appliquer, vivement, un bleu que relève le jaune, comme couleur complémentaire et qu’enrobent le gris et le brun.

De la couleur, d’abord, magnifiée par ce qu’elle est, et c’est d’abord cela que l’on prend, dans les yeux, quand on tombe nez à nez avec les peintures de Chrystèle. Rien d’établi, rien de fini – une impression, donc, mais qui va au de-là de la représentation d’un lieu ou d’un objet, même si l’un et l’autre semblent, ensemble contenus, dans ces toiles. C’est là, la particularité de cette peinture – mélange des genres, supporté par la qualité d’une touche qui flotte, se défait, mais sans jamais se déliter. Une peinture, d’abord spectrale, où la lumière est définie par la danse des couleurs – images aussi douces qu’instables. L’instabilité, en effet, qui de dehors, sur la surface, dans la toile, peut être douce pour un équilibre au dedans. Il faut là une certaine virtuosité dans le rendu pour ne pas sombrer dans ce qui serait, sans contour, un brouillard abstrait de matière. Et c’est à cet égard que l’on peut apprécier tout le travail de Chrystèle qui dans un jeu des couleurs acquière une force, par ce qu’il crée sans trop pousser les choses, sans trop les montrer. Douceur donc et mélange des repères qui se font et disparaissent, en même temps. L’illusion est profondeur dans ces petites toiles, elle s’étale et j’y vois la beauté d’un rivage, la mer et ses plis armés d’écume, c’est elle, on la reconnaît, pas sûr, ça nous échappe, puis non, j’y vois plutôt, un ciel brouillé de fin d’orage, l’éclaircie sur la dune, ciel presque classique, d’un Poussin paysagiste, mais pas que.

La peinture, concentrée sur elle-même, se fait ici et là, tremblements, tressautements, passage même. On va ainsi d’un lieu à un autre, on va d’une sensation à une autre. Le regard n’est ni perdu, ni assuré, il piétine puis comme je le disais il s’enfonce, il se perd. Le mélange des teintes qui s’entrelacent assure cet effet. Pas d’opposition franche, mais bien un glissement, d’une couleur sur l’autre, pour un état simple : la délicatesse absolue.

Et au milieu, petites concrétions d’or, ni perle, ni fruit, jaune, puis blanche, matière diaphane et matière qui pousse et repousse la lumière, qui l’offre au spectateur, tantôt comme un effet, tantôt comme un gisement : celui qui ne sait pas ce que c’est, fait avec – ses yeux trouvent là le contrepoint de l’écume ou des nuages, telle une force rebelle – celui qui sait que la concrétion est du pop-corn, maïs gonflé et saillant, oublie. Il oublie ce que c’est pour en faire une autre forme, une autre accroche ; il y voit le tourbillon d’une touche qui équilibre l’ensemble : c’est l’effet du rendu, doux, harmonieux, - nature morte, en somme, qui flotte dans l’air d’un paysage.

Ou alors paysage indompté où le regard se fond pour s’achever dans l’incertain d’une nature infinie, qui est sans modèle, où le temps est suspendu pour l’éclosion du plaisir.

Celui qui regarde hante son temps d’une présence, la sienne, dans le miroitement d’une magie. Chrystèle Gonçalves a cet art de laisser planer dans sa peinture le mirage de ses pensées comme celles du spectateur, toutes qui s’entrecroisent, qui se superposent, - peut-être ou peut-être pas, mais les unes sont par la peinture le point d’ancrage des autres – on sent dans cette peinture le flottement vous emporter et vous ancrer, l’amarrage même en terre isolée, comme si la peinture devenue musique de chambre offrait une mélodie pour guider l’oreille prête à se satisfaire d’un son à la frontière de qui est connu et de ce qui ne l’est pas.

Cette peinture rend à l’adorateur des paysages sa quête Peinture qui se prolonge, aussi, une série parmi d’autres, série qui vient trouver ses repères dans une précédente– où le jeu des couleurs trouve sa suite – une continuité.

Dans la série Myopie, il y a aussi cet art de rendre présent l’insondable – les pensées après le regard, le spectacle naissant d’un lieu, d’un paysage, une ambiance, recomposée au retour d’un voyage, à la force des souvenirs et des impressions passées.

Plus que l’idée que je trouve superbe, - rien d’impressionniste, mais autre chose, d’aussi doux, mais d’une autre portée, des peintures en forme d’état d’âme, de réflexion où la vie et la mort se regardent. Une peinture non pas pour voir mais pour penser et pour se penser. Le spectacle d’une montagne, aux formes saillantes, celui d’un lac gelé, d’une brume qui s’ébauche, rien n’arrête et ne fixe l’idée car dans cette série de peinture, la dissolution des formes n’est que l’accomplissement de leur présence, suggérée, anticipée, émue.

La myopie est un handicap, mais aussi une façon de voir le monde, l’image projetée en arrière de la rétine, contours donc flous, mais un rendu du monde, flottant, comme les sentiments de Virgina Woolf que Chrystèle a croisé, dans ces paysages du nord, dans ces Fjord géant où l’eau est tantôt bleu opalin, tantôt noir serré. La myopie vous donne ainsi un autre aperçu des choses. On a toujours pensé que Le Greco devait souffrir de ce trouble-là ou d’un autre. Et d’autres peintres encore, probablement, le Titien, en premier lieu qui, à la fin de sa vie, appliquait la peintures par strates, par empâtements sombres comme s’il eut souhaité faire jaillir du noir profond, mais aveugle, le sacré de ses images.

Elles aussi, les petites peintures de Chrystèle ont ce côté sacré, quand inondées de lumière, soleil du soir, elles offrent d’autres vues, d’autres formes, d’autres correspondances.

Ne pas bien voir pousse à hésiter, à se tendre, mais aussi offre la possibilité de passer outre ; c’est toute la magie des frontières entre le visible et l’invisible que rend ainsi présente la peinture de Chrystèle.

Peinture que l’on ne se lasse pas de contempler comme si l’on voyageait dans les méandres de ses propres projections. Lumière, en plus, et l’assemblage des couleurs, en guise de soins, comme pour prendre dans le regard d’un autre ce qui nous engage à se défaire de soi.


C’est ainsi que Marseille, par l’une de ses artistes, m’est apparue, ce jour-là, une ville, vraiment plus calme. Beaucoup plus calme.

Novembre 2016. Franck Enjolras